Les allégories d'Isabelle Lutter
A la une d'un récent supplément économique du "Monde électronique", une rutilante composition dont la signification première est donnée par le titre de l'enquête consacrée au développement durable.
Dès lors que la perception du spectateur est ainsi canalisée, il ne lui reste plus qu'à essayer de comprendre comment l'artiste a interprété le thème imposé. C'est ce qui se passe quand on écoute Horowitz ou Argerich jouer une oeuvre de Schumann, ou les versions respectives de "My funny Valentine" par Miles Davis et Chet Baker.
Notre artiste, Isabelle Lutter, traite son sujet de deux manières:
- au niveau sensoriel, une gamme de couleurs dominée par les rouges et les bleus, avec du blanc et quelques touches de verts. Quatre tons font un accord jubilatoire parce que rempli de nuances subtiles: mauves, roses, violets, verts, oranges. De tels stimuli réjouissent, non pas l'oeil, mais cette partie du cerveau qui reçoit les messages des nerfs optiques. S'ajoute à ce contentement par les couleurs, le rôle de la lumière sur les textures: le centre est translucide, les pourtours sont denses. Le regard est donc forcément happé par le centre où se trouvent deux personnages qui font accéder le spectateur au niveau symbolique.
- le niveau symbolique est celui de l'allégorie. L'allégorie est un récit qui mobilise des éléments connus pour faire comprendre quelque chose(1). Tous les éléments utilisés par Isabelle Lutter dans cette composition sont connus: papillon, arbre, planète Terre, oiseau, etc...Ce qu'ils racontent est déterminé par l'asymétrie de la composition. A gauche, l'homme costumé qui s'incline reçoit les applaudissements et la palme: c'est le gestionnaire récompensé pour l'attention qu'il porte au développement durable. A droite, l'homme qui observe à la longue-vue représente les agences de notation, les ONG, les écologistes qui veillent sur l'environnement. Les deux personnages se tournent le dos. A l'arrière-plan autour de l'arbre, des silhouettes humaines qui se tiennent par la main renvoient aux valeurs de solidarité.
Isabelle Lutter transpose l'art du collage aux technologies numériques. Elle prend des photos, réalise des captures d'écran et se constitue une collection de symboles picturaux. Le collage numérique résulte d'une superposition de calques. Textures et intensités des couleurs sont travaillées avec le plus connu des logiciels professionnels.
Parfois, comme les mécènes avec les peintres de la Renaissance, les commanditaires incitent l'artiste à surcharger le tableau. Ils craignent, sans doute, que l'image ne soit pas spontanément comprise.
Isabelle Lutter remarque que cette composition "sort" mieux dans la version électronique du "Monde" que dans la version imprimée sur papier du même supplément. Peut-être parce que contrairement au papier, l'écran est illuminé de l'intérieur. Notre regard s'habitue aux rehauts (2) électroniques. Il se satisfait de moins en moins de la terne luminescence du papier.
1) "Dictionnaire de l'image" aux éditions Vuibert.
2) Touches colorées et brillantes destinées à faire ressortir certains éléments d'un tableau.